Yves de Kerguelen
- pierrebaron85
- 14 mai
- 5 min de lecture
Yves Joseph de Kerguelen de Trémarec est un nom que l’Histoire a un peu relégué aux marges, malgré une vie digne d’un roman d’aventure.
Ce noble breton désargenté, né à Landudal (Finistère), entre dans la Marine Royale en 1750. Entre missions côtières et expéditions au long cours, il finit par rencontrer à Dunkerque sa future épouse, Marie-Laurence de Bonte, issue d’une famille aisée.

De corsaire à explorateur
Pendant la guerre de Sept Ans, en 1761, Kerguelen commande un navire armé à la course par son beau-père : Le Sage. Il devient alors corsaire. Une fois le conflit terminé, il retourne dans la Royale et oriente ses expéditions vers les mers froides de l’Atlantique nord : Islande, Groënland, Shetland, Norvège… il s’illustre aussi comme hydrographe, corrigeant les cartes du littoral breton, et offre même deux oursons blancs à Louis XV.
Mais ce sont les récits de Bouvet de Lozier, qui croyait avoir aperçu en 1739 les confins du mystérieux continent austral, qui éveillent sa curiosité. Bouvet avait baptisé sa découverte Cap de la Circoncision (1), qui s’avérera plus tard être… une île, l'île Bouvet.


1772 : en route pour le grand Sud
Le duc de Praslin, ministre de la Marine, confie à Kerguelen une mission officielle : explorer les mers australes.
Le 1er mai 1772, il quitte Lorient à bord du Berrier :
« On me donna le commandement du vaisseau du Roi Le Berrier, qui étoit à l'Orient. Je me rendis dans ce port pour accélérer mon armement, qui commença le 15 mars 1771... J'embarquai 14 mois de vivres pour 300 hommes d'équipage et quelques munitions pour la colonie de l'isle de France (île Maurice) ... et le premier jour de mai je mis à la voile. Je passai le 18 entre la Grande Canarie et l'isle de Ténérif et le 25 entre le Cap Verd et les isles de ce nom. Je coupai la ligne le 10 juin par vingt-deux degrés de longitude occidentale du méridien de Paris, dont je me servirai toujours... Le 15 de juillet j'eus la sonde du banc des Aiguilles et j'arrivai à l'isle de France le 20 aout".
Il échange alors son navire contre deux plus maniables : La Fortune et Le Gros Ventre, ce dernier étant confié à Louis de Saint Alouarn, un breton lui aussi.
Un mois plus tard, ils aperçoivent une terre froide et inhospitalière. Le second de Saint Alouarn, Charles de Boisguehenneuc, réussit à y débarquer : ce sont les futures îles Kerguelen. Mais une tempête les sépare. Kerguelen retourne seul à l’île Maurice, puis en France, sans attendre son compagnon. Saint Alouarn, lui, poursuit sa route jusqu’à l’Australie et Timor, avant de rentrer.
Le "nouveau Colomb"… puis la chute
À Paris, Kerguelen est accueilli en héros. Selon La Pérouse, on le compare à Christophe Colomb ! Il parle d’une terre riche et prometteuse — une exagération. Fort de ce succès, il obtient un nouveau financement pour y fonder une colonie dans ce que l’on appelle la " France Australe". Un coup de bluff ? Pense-t’il que cette fois-ci il aura plus de chance, qu’il pourra mettre pied à terre et découvrir finalement ce dont il rêve ? A-t’il préparé une arnaque en prévoyant de créer sa colonie dans un endroit bien plus accueillant : Madagascar ?
Mais tout se complique lors de ce second voyage (1773). Il embarque clandestinement une passagère, Louise Seguin - ce qui n’est pas une exception puisque Commerson sur La Boudeuse avait fait de même avec Jeanne Barret déguisée en homme - mais l’histoire est différente : elle déclenche tensions et désordres à bord. Les jeunes officiers contestent son autorité, le scorbut sévit, et l’expédition tourne court.
Lorsqu’il revient à Brest en 1774, les hommes du Gros Ventre ont déjà raconté la vérité et certains officiers se plaignent à la hiérarchie. Kerguelen est accusé d’avoir menti sur la richesse des terres, d’avoir fait passer sa maîtresse avant la discipline, d’avoir surchargé les cales avec des marchandises personnelles au détriment des vivres mais aussi de n'avoir pas respecté les consignes concernant le trajet pour lequel il était missionné par "insuffisance et timidité".
« Sa Majesté considérant que l’honneur de son Pavillon, celui du Corps de la Marine, et la gloire de la Nation paroissent compromis dans cette affaire ». Le 15 mai 1775, Il est jugé, dégradé, condamné à six ans de réclusion et enfermé au château de Saumur.
Est-ce que le jeune noble désargenté, orphelin à 16 ans et responsable de ses soeurs plus jeunes, a vu là une chance de s’enrichir enfin ?
Le verdict est sans appel : "Pour réparation de tout quoi, le conseil de guerre a cassé le dit sieur de Kerguelen, le casse et extrait dès ce jour du corps des Officiers de la Marine; ordonne que son nom soit rayé de dessus les listes et tableaux des dits Officiers, le déclarant incapable à jamais servir le Roi dans sa Marine, déchu et privé de touts honneurs et prérogatives attribués à ce corps, et l'a en outre condamné à garder prison pendant six ans, dans la citadelle qu'il plaira à sa Majesté lui assigner ..."
Une fin entre réhabilitation et oubli
Finalement libéré en 1778, ce n'est qu'à la Révolution, et grâce à elle, qu'il est réintégré dans la Marine. Il participe à la guerre d’indépendance américaine aux côtés des insurgés, mais est fait prisonnier par les Anglais. Il connaît encore la prison pendant la Terreur, avant d’être réhabilité et promu contre-amiral. Il combattra une dernière fois à la bataille de Groix (1795).
Mis à la retraite l’année suivante, il meurt oublié à Paris, en 1797.
Ironie du sort : c’est James Cook, son rival britannique, qui donnera le nom de Kerguelen à cet archipel austère — comme une moquerie à l’attention de cet « ennemi des Anglais ». L'homme qui rêvait d’un continent fertile a découvert les "îles de la Désolation".
Ce qu’il ne savait pas…
Les îles Kerguelen ne sont pas n’importe quelles terres. Elles constituent la partie émergée d’un ancien continent, submergé depuis 20 millions d’années. Il y a 50 millions d’années, ce territoire abritait probablement une flore tropicale. On pense même qu’il a pu être relié à l’Australie.
Aujourd’hui, les îles Kerguelen, austères et battues par les vents, restent un symbole de la ténacité des explorateurs… et du destin parfois cruel des rêveurs.
A postériori
Certains documents laissent penser qu'une partie des accusations sont exagérées voire fausses, comme l'excès de cargaison personnelle ou le manque de zèle à mener à bien sa mission. Par exemple, il apparait dans certaines missives qu'il a adressé à Rosnevet, commandant la frégate L'Oiseau, qu'au contraire il avait toujours dans l'idée d'accomplir sa mission mais les vivres allaient manquer et le scorbut décimait son équipage. Quand au surplus de "pacotille" qui aurait empêché les cales "de respirer", des témoignages contredisent ce fait et incriminent plutôt l'eau de mer embarquées pendant les périodes de mauvais temps.
(1) : découvert le 1er janvier 1739, jour de la fête de la circoncision; selon l'évangile de St Luc, Jésus aurait été circonscit 8 jours après sa naissance. Depuis 1974, elle a été remplacée par la fête de Ste Marie.
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